La poste moderne ferme à 5:13:02
Il était une fois des prétentions littéraires
Wintermärchen
Nous étions arrivés en vue des cimes enneigées de l’Opéra.
Les porteurs et le sherpa nous avaient abandonnés pendant la nuit.
Ils nous avaient laissé les tickets, heureusement.
Ils nous avaient laissé nos habits de gala, heureusement
Ils nous avaient laissé nos cravates, heureusement protégées dans une feuille de papier de soie pourpre.
Ils nous avaient laissé aussi cinq boîtes de management.
Nous étions arrivés en vue des cimes enneigées de l’Opéra.
Le sherpa était donc superflu. Les porteurs beaucoup moins.
C’était une mauvaise idée de les avoir payés avant le départ.
Pour terrestre nourriture, il nous restait de la Sächertorte.
Au seuil de notre tente isolée, le regard tendu vers les hauteurs, je projetai mon état d’âme sur la nature.
Kurtz, la tente et moi, dans le drame de ces pics, de ces monts, de ces chaînes, étions-nous rien de plus que des accessoires ?
Je demandai son avis à Kurtz.
Il ne répondit pas.
« Il m’en veut, pensai-je, pour cette histoire de porteurs »
Je commençai à préparer le thé. Rien de tel pour détendre l’atmosphère.
Le thé se prépare en faisant fondre, chauffer, frémir, un plein poêlon de neige éternelle. Sur un bec bunsen, l’éternité de la neige ne pèse pas lourd.
On y ajoute alors des feuilles de camelia sinensis, du type sinensis sinensis ou sinensis assamica. Tous les goûts sont dans la nature. Sauf quand les porteurs ont tout emporté. Alors on se contente d’un rien.
Selon la coutume, je racontai une histoire de yeti, à la manière de notre sherpa évaporé.
Kurtz ne rit pas.
Il la connaissait sans doute déjà. Ou bien était-ce cette histoire de porteurs qui lui restait sur l’estomac ?
Nous bûmes notre neige éternelle en silence. Assez vite, pour qu’elle ne gèle pas dans les tasses.
Il faisait -10° et le ciel était bleu, du bleu de notre mignonne petite bonbonne de gaz bleue.
Nous en avions aussi une rouge pour chauffer le repas du soir dans le rougeoiement du crépuscule rouge.
Alors ce serait au tour de Kurtz de raconter une histoire de Yeti. À la manière de nos porteurs, ce serait plutôt une histoire d’abominable homme des neiges.
Bien plus que le sherpa, les porteurs étaient portés à l’anthropomorphisme.
Et nous reprîmes la route vers les hauteurs dorées de l’Opéra.
Le crissement de nos bottes s’enfonçant dans la croûte.
Le froissement de nos jambes en nylon, l’une contre l’autre.
Le tintement du canif suisse et des boutons de manchette au fond la poche extérieure gauche du sac à dos, sous l’écusson-souvenir de Garmich-Partenkirschen.
Les porteurs, entre autres choses, avaient emporté les boules Quiès qui nous isolaient de tout ce prosaïsme. Nous les regrettions, celles-ci comme ceux-là.
Nous prîmes bientôt conscience de ce que la marche d’une entreprise repose en grande partie sur les dépenses énergétiques du petit personnel : il était plus facile de leur laisser le soin des tickets, des boîtes de management, de nos vêtements d’apparat, de nos cravates emballées de soie pourpre.
Des tickets surtout.
Surtout des deux tickets.
Leurs dimensions :
Longueur : 1 m 40 cm
Largeur : 70 cm
Épaisseur : 3 cm
Poids : 1,5 kg. Sans compter les fardes rigides dans lesquelles nous les avions glissées pour ne pas les déchirer prématurément.
« N’est-il pas absurde de prendre mille soins pour acheminer ces morceaux de carton armé vers un destin de confettis », demandai-je à Kurtz.
« Telle est la loi de l’Opéra », dit-il d’une voix morne.
Vers midi, Kurtz commença à traîner derrière moi.
À chaque regard en arrière, je voyais s’étirer entre nous le pointillé de mes traces sur la blancheur immaculée du glacier
Je réduisais mon allure, mais il semblait réduire la sienne en conséquence.
De lui à moi et inversement, il y eut bientôt la distance d’une piscine olympique gelée.
« Kurtz, mon vieux Kurtz, me murmurrai-je à peine pour économiser les avalanches, ce n’est pas le moment de craquer, pas si près du but. »
Déjà, je n’allongeais plus le pas que de temps à autre, comme on visite le Kunst-Historisches Museum, passant lentement de toile en toile.
Je dus me résoudre à m’arrêter tout à fait. Je levai les yeux sur le Noble Edifice vermeil de l’Opéra.
Kurtz et moi, nous en avions, des opéras, à notre actif.
Nous nous étions rencontrés à la billetterie de Salzbourg, au temps où l’Opéra était encore une passion facile à assouvir, au temps où l’Opéra était encore accessible. Avant qu’il ne soit progressivement déplacé, mis à l’écart, repoussé aux limites du monde.
D’abord il avait fallu pouvoir se le permettre. Ensuite, il avait fallu savoir le mériter.
Mais durant toutes ces années, notre enthousiasme ne s’était pas émoussé. Ni Kurtz, ni moi n’avions reculé devant les épreuves.
« Te souviens-tu, Kurtz, de notre traversée du désert, lorsque nous vîmes Madame Butterfly dans un oued au fin fond du Sahel ? »
« Les billets étaient tatoués sur des grenouilles vivantes. Oui, Manfred, je me souviens » dit Kurtz en s’arrêtant à ma droite.
J’avais marmonné tout seul, les yeux mouillés, éperdu dans la contemplation de l’Opéra perché là-haut. Et pendant ce temps, Kurtz, comme un grand, était revenu à ma hauteur.
Nous tombâmes dans les bras l’un de l’autre.
Mutuellement se blessaient nos joues froides et barbelées.
« Kurtz, mon vieux Kurtz »
« Sacré Manfred »
« Mon gros lourdaud »
« Mon choc post-traumatique »
« Mon radio-réveil »
« Mon inutile atermoiement »
Nous dressâmes un bonhomme de neige éternelle à la solidité de notre amitié poilue.
« Ainsi pourrait finir l’histoire »
« Ce serait une courte nouvelle »
« Trop courte peut-être »
« Ouvrons une boîte de management »
* * *
Nous avions fait jouer l’ouvre-boîte et déchiré le métal. Le théâtre pétrifié résonnait de son cri nu.
Épaule contre épaule, souffles mêlés, nous nous penchâmes de conserve aux bords tranchants du cylindre pour lire les lettres blanches sur le fond noir de la boîte : « Le management, c’est un peu de technique et beaucoup de savoir être. Le management, c’est cette alchimie qui permet de créer une situation où chacun ait envie de donner le meilleur de lui-même ».
Forts de cet enseignement, nous reprîmes la route, vers l’Opéra.
À quelques pas d’un chorten, dans les dorures sublimes du soir, nous montâmes la tente, nous éminçâmes la Sächertorte, nous fîmes frémir l’éternelle neige de l’Himalaya.
C’était au tour de Kurtz de raconter une histoire.