Extraits texte
Je ne voulais pas. Je n’avais jamais, je ne savais même pas – C’est le chef qui a voulu cela.
« Just upon a time, i live in a second time, believed me : the sacre of the demon is just a question of time”
(Il regarde le public comme s’il évoquait « être ou ne pas être » de Shakespeare. Aucune réaction)
Les métaphores qui forent le monde se sont envolés.
Un mot est vivant : je croyais entendre son cri. Je sais bien : un mot est un mot, un mot ne parle pas. Il est silencieux. Mais sitôt qu’on le regarde…
« Les lumières derrière-moi se sont éteintes : la maison, un scarabée géant, qui fermait les yeux en riant. »
(Même jeu)
Dit forme, il prend forme, ça se met à frétiller de la queue comme un poisson.
Moi, derrière moi, le bois crépitait : j’entendais leurs cris parce que je les distinguais.
« De ma main coule les grains de sable sans que j’en retienne aucun »
Je n'étais pas sentimental. J'étais un soldat.
- Un soldat n’a pas d’état d’âme.
L’âme ? J’y reviendrai…
J’ai l’habitude de tuer : voir un homme mourir, je sais ce que c’est. Ce n’est pas du cinéma ni comme au théâtre : ceux qui disent le contraire, sont des affabulateurs et des menteurs. Un homme face à la mort ne crie pas, ne supplie pas : il vous regarde. Il vous regarde le regarder. Yeux dans les yeux, comme des amants heureux, revenus de la petite mort. Sa dernière heure est arrivée et il pense. A sa femme ou à ses enfants –c’est selon – à la pizza qu’il a mangé avec ses collègues, l’autre soir, au rire de Paul, à la blague de Nora. Une arme automatique pointée sur sa tempe. Il ne crie pas. Jamais.
J’en ai suffisamment abattu pour en témoigner.
Mais les mots...
Les autres –Louis, henry – ne les entendaient pas : ils n’y prêtaient même pas attention, ils ne représentaient rien pour eux.
« Bande, fissure, fêlure, fente, lente, brisure, rainure, vente, hachure, hante, pente, coupure, gerçure » et les « longues plaines mornes » d’Ajaviscus disparaissaient dans les pôles moins de mes livres de mathématiques, des réactions chimiques de mes histoires d’amour préférées de José Marquet ou d’Anton Guevara.
- Brûlez tout ça !
J'étais un soldat, un soldat à la conquête de la beauté, de la pureté, de l’espace premier réunifié :
- Alors soldat ? Vous rêvez ?
J’obéissais aux ordres pour le bien d’un ordre nouveau, d’une reconstruction popularisée, syntaxique et harmonieuse, pour le bien de la création, renouvelée, pour le bien de l’histoire :
- Et tuer un homme, cela ne te gêne pas ?
- C’est la guerre, c’est comme ça, papa.
- Cela ne te dérange pas ?
- …Les hommes sont destinés à mourir.
- Lis ça !
- Papa…
- Lis ça, je te dis !
« Et alors ? », j’ai dit, « Comment ça –et alors ? », il m’a dit, « Cela ne te fait rien ? Cela ne te touche pas ? Tu ne comprends pas ? »
« Je comprends que les mots sont éternels et pas les hommes. », j’ai répondu.
- Et tuer un enfant, cela ne te dérange pas ?
- C’est comme une fleur que l’on écrase sans y prendre garde.
- Un enfant ? A qui il reste tout à dire ?
- Une femme que l’on regarde de loin, sans oser l’aborder : une histoire morte-née. Rien de plus.
- Alors même un enfant ? même un nouveau-né ?
Mon père ne comprenait pas, mon père ne voulait pas comprendre : dépassé, d’un autre temps, résolu au révolu, déjà lu et expliqué. Sans être connectés aux synapses du cerveau quantique, sans avoir éprouvé le haut-débit verbal, relié aux chiffres, eux-même relié à la guerre que s’inventent les hommes pour dépasser leurs limites et le mur du son.
Mon père est mort, mais il est là, il est resté là. Ses mots gravés, là : « Va-t-en, quitte cette maison : je ne veux te revoir, jamais : je ne t’ai pas élevé pour ça »
- Elevé ?
C’est les poules qu’on élève, cantonnées dans le poulailler, déjà mort, la chair de leur chair, embryons de soleil sous la coquille, ne servant que de coloration à la poêle à frire. Des sardines dans une boîte. Des poissons morts à qui l’on a rongé les ailes.
- Non, m’a arrêté mon père, c’est les arbres qu’on élève, paravent de feuille parvenant au ciel. Et la terre et les hommes inspirent, ensemble. Puis expireront. Respire, respire. Rien de plus.
- Exactement, j’ai dit. Un air pur : c’est ce que nous voulons : un air pur. Et des maisons plus grandes pour accueillir les vivants.
- Va-t-en.
Gravé ici et là : pôle magnétique qui ne brûle pas dans les flammes mais attirent à eux les visions nocturnes sur lesquels on ne pose pas de mots.
Père.
Un père et manque.
C’est mon père qui m’a appris à parler et à lire, lui qui m’a appris l’amour des livres et le respect des anciens, de tous ceux qui sont morts, nous laissant un héritage qu’il nous faudra faire fructifier :
Tu vois ce livre mon fils ?
Oui, papa !
Ce livre, mon fils, c’est la vie. Ce livre c’est l’espoir. C’est du rêve et de l’âme.
De l’âme, papa ?
Oui, de l’âme…
Alors, bien sûr, je ne voulais pas, je ne pouvais pas et tandis que je me penchais lentement sur ses œuvres qui ont construit le chemin de ma vie, m’en approchant comme la main s’approche de la gueule du chien, Henry, Louis, par dizaine jetaient les livres dans les flammes.
« Oh capitaine, mon capitaine, non pas celui-là, pas celui-là. »
Brûlez soldat, brûlez tout !
« Oh capitaine, mon capitaine, non pas celui-là, pas celui-là. »
Chef, cela ne sert à rien : même si nous les brûlons tous, il en restera encore des millions, des milliards.
Nous les éliminerons tous, soldat.
C’était une opération de très grande ampleur, une onde de choc sans précédent : partout, de toute part, l’état major ordonnant l’extermination des livres.
Mais chef…
Exécution !
Chef ?
Exécution, soldat !
Est-ce que je peux garder celui-là : juste celui-là.
Encore un mot et c’est le peloton d’exécution !
C'étaient les contes, les contes de mon enfance.
Tuer un homme, cela ne te dérange pas ?
Mais ça ! Mon père, ça je ne l’aurai jamais cru ! –Et Louis et Henry –comme des amis ! –riaient dans mon dos –mon dieu ! Mon père !
Les contes de mon enfance, il était une fois la princesse et le corps de la grenouille qu’un baiser arrivait à transformer et Bloke Defoigras, mon héros, qui avait enterré le secret de ses mémoires dans le jardin avant de retourner se coucher.
Et le roi Edmond et son miroir magique :
« Nous sommes si fragiles lorsque nous dormons, dit le miroir.
« Fragile ? » demande le roi.
Et le miroir :
Peut-être est-ce plutôt que nous sommes trop forts, éveillés. »
Et les sirènes, les anges, les chevaux ensanglantés des contes, des contes de mon enfance.
Et le poney, le petit poney : qu’est-ce que j’ai pu aimer le petit poney !
Tu ne comprends donc pas Louis ? Ils vont l’effacer, l’effacer de notre mémoire.
Qu’est-ce que tu racontes ?, m’a dit Louis.
L’âme, Louis, nous allons y laisser notre âme !
« Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? » m’a demandé mon père quand il a appris de la bouche de ma mère que je m’étais engagé sous les ordres du grand ordonnateur.
Ce sont les contes de mon enfance qui brûlent !
Ce n’est pas grave m’a dit Henry, c’est la guerre : les ordres sont les ordres. Il ne faut pas discuter. Faisons notre travail et nous pourrons aller boire une bière.
Tu viens, tu viens avec nous ou pas ?
Ils m’ont demandé cela, il y a sept ans : je n’ai pas hésité un instant.
Changer le monde, c’était tentant.
Ecrire l’histoire.